La Basse-Normandie est un espace soumis aux influences océaniques humides et aux vents d'Ouest. Ces vents distribuent des nuages chargés d'amples provisions de vapeur d'eau qui se déverseront en pluies abondantes dès qu'ils aborderont les terres et qu'ils se heurteront à des masses d'air de température différente ; ce qui ne manque point d'arriver presque à chaque instant dans une région dont le relief est infiniment varié. Pluie, humidité, température clémente (tiède en hiver, médiocrement chaud en été) est l'une des caractéristique de l'Ouest de la France, Normandie compris. Toutefois, les fortes précipitations restent assez rares ; ce qui domine, ce sont les pluies courtes ou des pluies lentes qui ne laissent qu'une mince couche d'eau mais qui saturent l'air : le crachin ou crassin.
Or, le Pays d'Auge est constitué par des terrains anciens, cristallins et primaires, plissés et accidentés, généralement imperméables en tout cas sur la zone qui s'étend du Perche au Sud, au Bessin au Sud, de la Beauce à l'Est et à la Baie du Mont-Saint-Michel à l'Ouest : les eaux de pluie s'infiltrent très difficilement et glissent vers la partie aval des vallées pour gonfler des cours d'eau étroits. Sur la partie haute, des franges bocagères resserrées, c'est-à-dire des champs cintrés de haies plantées d'arbres et d'arbustes (buis, néflier, églantier, merisier, charme, genêt, ajonc, noisetier, prunellier, aubépine, houx, ronce, frêne, orme, chêne, hêtre, merisiers, pommiers) ou de talus et murs en pierre, donnant presque l'impression de barrières naturelles ou artificielles continues délimitant les champs. Toutefois, le bocage n'était pas une conséquence du climat, ni du sol ; dans le Pays d'Auge, le climat maritime humide, les terrains imperméables l'ont favorisé mais ils ne l'ont pas fait naître : c'était avant tout une tradition agricole liée à des pratiques séculaires et à une très vieille organisation des champs. En effet, ces aires bocagères façonnées par l'Homme avaient pour fonction de : délimiter les surfaces agraires et les parcelles de terrain, protéger les cultures, les animaux et les habitats des vents dominants, limiter l'assèchement des sols en période de chaleur par la captation des eaux pluviales, limiter le ruissellement des eaux et l'érosion des sols, fournir un micro-habitat aux animaux sauvages, abriter une flore et micro-flore diversifiée. Comme l’écrit Saint-Girons (1952), « le caractère principal du bocage, du point de vue de la faune, réside dans la co-existence de deux facteurs peu souvent réunis : des abris (talus couverts avec végétation touffue et galeries souterraines permanentes) et d’importantes réserves de nourriture dues à la culture ». Cette citation peut être étendue aux micro-organismes d'intérêt laitier. Pas étonnant alors que des noms illustres fromages aient émergé de cette aire géographique : Livarot, Pont-l’Evêque, Camembert. Les bocages constituent donc un intérêt écologique et patrimonial évident, support de la biodiversité végétale, biologique, micro-biologique et animale. Pour les fromagers, ces milieux géographiques riches génèrent une microflore spécifique qui constitue la signature du terroir. Elle est composée de milliers de souches de moisissures, de levures et de bactéries dont les actions et interactions contribuent à façonner le caractère des fromages. Présents dans le sol et sur les végétaux, ces micro-organismes sont capables, ensemble ou à tour de rôle, de faire mûrir les fromages. Ils sont indispensables à l’alchimie fromagère. Historiquement, les paysans les laissaient agir sans connaître leur nom ni leur mode d’action.
Dès que l'on franchit les frontières du Pays d'Auge, c'est un changement d'aspect frappant : plus de haies mais des étendues monotones de champs. La vue qui, dans le bocage était sans cesse entrecoupée, s'étend dans les openfield à l'infini.
Plus bas, dans les vallées creusées par les réseaux chevelus des cours d'eau, climat et imperméabilité tellurique se sont unis pour donner aux réseaux d'eau leurs caractéristiques distinctives : des marais s'étendent au maximum sur un ruban de 3 kilomètres de large et ne se prêtent pas aux cultures céréalières, davantage à l'élevage. La végétation des marais est une végétation naturelle constituée de tourbes, de roseaux et de joncs cadrés par des rebords boisés. Ces marais garantissent une biodiversité extraordinaire car ils constituent un habitat naturel protégé et une source inépuisable d'eau. Parfois, les cours d'eau serpentent entre de vastes prairies humides et pâturées, nommées localement « limes », qui pourvoient une nourriture grasse et très riche aux animaux. Ses sols imperméables argilo-limoneux, son climat humide sont favorables à la croissance d'une herbe bien grasse. C'est ici que l'industrie fromagère est née pour ensuite gagner toute la Basse-Normandie.
Fin du 19ème siècle, le bocage était la norme. On retrouvait des zones bocagères dans le Poitou, en Thiérache, dans la Bresse, dans le Berry, dans le Charolais, en Bourgogne, en Sologne, etc. Aujourd'hui ces espaces font figures d'exception et ces écosystèmes se sont peu-à-peu estompés. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, l'importante modernisation de l'agriculture, décidée par des politiques publiques visant à sortir la France de la pénurie alimentaire et à se constituer une autosuffisance alimentaire, a eu pour conséquence un agrandissement de la taille des parcelles dans le but de faciliter la mécanisation des travaux agricoles et une plus grande productivité. Les politiques dites de « remembrement » menées des années 1955 aux années 1975 ont conduit à l'arrachage de haies bocagères : les chercheurs estiment que 70% des haies présentes au début du 20ème siècle auraient disparu, soit 1,4 millions de kilomètres de haies (Pointereau, 2002). La pénurie de mains d'œuvre agricoles ont accentué ce mouvement : le manque d'entretien des espaces bocagers restant aurait poursuivi l'œuvre fatale.
Certains espaces bocagers ont toutefois été préservés : comme en Normandie, dans le Pays d'Auge. Comment se l'expliquer ? Les 3 principales AOP normandes ont-elles été au chevet du bocage normand ? L'intérêt patrimonial (culturel, historique, biodiversité) a-t-il enfanté des politiques locales de préservation des espaces naturels ? En somme, les aires bocagères sont profondément ancrées dans la culture et l'identité de la Normandie fromagère et témoignent de l'adaptation de l'homme à son milieu. La préservation de ces aires constitue donc un intérêt écologique et patrimonial certain.
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