La conservation alimentaire, un enjeu de survie : les ferments, un allié insoupçonné.
À l’origine du monde, avant de devenir un Être civilisé, l’Homme sauvage nomade vivait dans un univers sur lequel il n’avait aucune prise. Pour lui, la matière inanimée, toute-puissante, imprévisible, chargée d’une énergie mystique, était le fruit d’une force transcendantale douée d’une volonté mystérieuse. L’Homme sauvage vivait en harmonie avec cette Nature, il la vénérait ; chasseur-cueilleur, dépendant des rythmes saisonniers, il voyageait d’espace en espace, se déplaçait au gré des migrations animales, des saisons de croissance végétale et des contraintes climatiques. Propulsé par des expériences hasardeuses, un jour entre -15 000 et -10 000 avant notre ère, l’Homo sapiens se confectionna une outre à partir de la caillette d’un veau, d’un agneau ou d’un chevreau pour transporter des liquides. Il est fort probable que le lait charrié dans de telles outres, sources de chymosine et de pepsine, se soit mis à cailler spontanément, excitant sa curiosité et sa gourmandise. Investigateur, l’Homme reproduisit l’expérience et agit par essai-erreur. C’est ainsi qu’il découvrit le principe de la coagulation, passage alchimique d’un produit d’un état liquide à un état solide. Ainsi, l’Homme, néotechnicien, se rendit compte, par expérimentation, qu’il pouvait exercer une influence sur la Nature, que ses actions pouvaient avoir des conséquences. Il s’éleva en ébauchant des correspondances psychiques entre les phénomènes et en façonnant des lois causales susceptibles de régir son monde : des lois naturelles basées sur la régularité. Il bouleversa son rang : il n’était plus objet de la Nature mais sujet de cette Nature, capable de se représenter les phénomènes dans lesquels il était émergé. Il devint alors un être de représentation ; la méthode empirique, et, par là même, la science et ses filles technologies naquirent.
À la même période, l’ère glaciaire prit fin : les glaciers reculèrent, les températures progressèrent et l’Homme découvrit une région, située entre le Nil, le Tigre et l’Euphrate, riche en ressources naturelles (végétaux et animaux). Émerveillé par l’opulence de nourritures, il s’y installa de manière permanente et commença à faire civilisation. Il n’allait plus seulement se contenter de cueillir, il eut l’idée de semer. Il l’allait plus seulement se contenter de chasser, il allait dorénavant élever des animaux (premières traces d’élevage en -10 500 avant J.-C. en Anatolie, actuelle Turquie). Ainsi, il domestiqua les animaux et les végétaux pour les adapter à ses besoins. Ce fut une véritable révolution tant dans sa manière de se nourrir que dans la manière d’envisager l’espace (séjourner au lieu de traquer). Néanmoins, une difficulté subsista : comment conserver les aliments de saison en saison ? Comment conserver des denrées périssables ? Entre -10 000 et -5 000 avant J.-C., par expérimentation et observation, il mit au point la fermentation. Sans le savoir, à partir de cet instant, il devint également éleveur de microbes (bactéries, levures, moisissures). Ce fut une réussite sur le plan de la conservation, mais aussi sur le plan nutritionnel et organoleptique puisque la fermentation agit comme une prédigestion qui vient à fois sublimer la nourriture, enrichir son microbiote intestinal et rend l’Homme plus résistant aux maladies (Salesse, 2022). La coagulation lactique et l’affinage naquirent.
Une histoire de la transmission des connaissances et lien au terroir :
Face à la pression démographique et aux tensions sociales liées à l’attribution des ressources alimentaires, de petits groupes quittèrent le Croissant fertile pour conquérir de nouvelles terres inaccessibles jusqu’alors à cause des glaciers. Il exporta ses connaissances techniques fraîchement acquises. Au gré des espaces, ses techniques de fabrication et d’affinage évoluèrent et se perfectionnèrent. En effet, les terroirs et leurs contraintes, qu’elles soient géographiques, topographiques, géologiques, pédologiques, hydrologiques, climatiques, agronomiques, botaniques, zoologiques ou micro-zoologiques ont très certainement imprégné de leur sceau les caractéristiques techniques et organoleptiques des fromages. C’est en tout cas la thèse défendue par Jean Froc en 2006. Selon cet auteur, le fromage résulte d’une « harmonie complexe entre, d’une part, les lois de la Nature qui limitent la gamme des techniques dont découlent les tailles et les masses, et, d’autre part, le développement socioculturel des acteurs qui décident de la forme et de l’aspect qu’ils lui donneront ». Généralement, les plaines sont des espaces où les acteurs produisent des fromages lactiques qui demandent une connaissance technique peu contraignante et facile à mettre en œuvre sur une journée de travail tandis que les hautes montagnes sont des espaces où les acteurs préfèrent s’associer en collectif pour produire de grosses meules aplaties à talon plat, convexes ou concaves, fabriquées durant les périodes de disponibilité du lait et de pousse d’herbes, conservées et consommées durant les périodes de disette hivernale. Les pâtes persillées trouvent leur origine, quant à elles, dans des zones de petites et moyennes montagnes situées entre 800 et 1500m d’altitude tandis que les pâtes molles à croûte fleurie ou à croûte lavée se retrouvent dans des bassins tempérés et à fort taux d’humidité. En somme, « les pratiques fromagères ne répondaient en fait qu’à un faible registre des possibilités destinées à satisfaire les besoins des populations en prise avec leur milieu » (ibid, 2006). C’est ce que l’on nomme la patrimonialisation qui désigne le processus de création et de reconnaissance d’une entité collective abstraite construit sur un terreau social et reconnu comme d’intérêt collectif qu’il s’agit de préserver, de protéger et de conserver pour assurer sa pérennité et sa transmission aux générations futures car relevant de la mémoire socio-culturelle adjointe aux contraintes territoriales. Il en va ainsi d’un intérêt collectif visant à assurer, de prime abord, la survie d’une population sur un territoire donné. La conservation des techniques fromagères, quasi immuables malgré l’écoulement du Temps, s’explique par la transmission orale des connaissances et la préservation d’un secret ancestral. Mais comment expliquer que certaines techniques fromagères se soient expatriées et eurent colonisées d’autres territoires malgré l’ancrage territorial des populations ? Les moines, par leur maîtrise du latin écrit et oral, ont fortement contribué à la diffusion des connaissances fromagères. Or, pendant fort longtemps, les historiens ont injustement attribué aux moines le développement et perfectionnement de technologies fromagères sophistiquées, telles que les pâtes pressées cuites ou mi-cuites. Les recherches récentes tendent à affirmer que le rôle des monastères fut pendant longtemps surestimé. Cette attribution surfaite aux communautés religieuses serait due à un biais documentaire, à savoir l’absence de sources littéraires autres que les récits monastiques. Toutefois, nous pouvons leur attribuer avec certitude la genèse des pâtes légèrement pressées non cuites, telles que le Tamié, le Cîteau, la Trappe d’Échourgnac, le Timadeuc, le Port-du-Salut, le Monts des cats, la Pierre-qui-Vire, le Notre-Dame-d’Orval…Tous ces fromages ont la particularité d’entretenir un lien de parenté technique, organoleptique, dogmatique et théologique avec le Port-du-Salut (non pas son ersatz le Port-Salut). En effet, tous ces fromages étaient exclusivement produits par des frères et sœurs bénédictins, cisterciens, dominicains et franciscains qui se revendiquaient de l’héritage de Saint-Benoît de Nursie. Selon ce moine, adepte du cénobitisme, les religieux devaient s’adonner au travail manuel car « c'est alors qu'ils seront vraiment moines, lorsqu'ils vivront du travail de leurs mains, à l'exemple de nos pères et des Apôtres » (530) et subvenir à leur propres besoins pour être souverains dans leur propre demeure. Leur alimentation devait être faite exclusivement de fruits et légumes, d’herbes aromatiques cultivés et de laitages prélevés sur leur domaine car la viande serait coupable de susciter intempérance et avidité. Les sœurs bénédictines de l’abbaye de Notre-Dame de la Coudre (en périphérie de Laval) suivirent scrupuleusement les préceptes de leur Saint-patron et transmirent la recette du fromage originel aux abbayes-filles. C’est ainsi qu’une nouvelle technologie émergea, mais ce fut la seule développée par les hommes et femmes de foi. Toutefois, ne dénions pas le rôle joué par les monastères sur l’agriculture et l’élevage local. Fort de l’autorité locale entretenue sur les paysans, les bourgeois, les artisans, les ouvriers, les moines ont très certainement contribué au défrichement des surfaces d’alpage, à l’assèchement des marais, au développement du pastoralisme et du peuplement des alpages. Nous leur devons donc la sauvegarde de nos produits du terroir au gré des siècles et leurs rayonnements au-delà des frontières territoriales.
À la Révolution française, les moines devenus persona non grata se virent chasser des territoires et leur influence affaiblie. Les monastères furent alors vendus, parfois pillés. Les moines contraints d’abandonner les lieux, les fermiers prirent le relais des productions fromagères engagées. L’élevage d’estive et l’agropastoralisme naquirent.
Le tournant de la pasteurisation et l’entrée dans l’industrialisation : le microbe, un être indésirable ?
À la même période, la science s’enrichit. La Révolution française, à travers le climat d’ouverture intellectuel, de remise en question des anciens systèmes de pensée et de liberté d’expression, creusa un boulevard de progression pour la Science et les théories scientifiques. De nombreux progrès purent voir le jour à cette époque dans de très nombreux domaines tels que l’ingénierie ou la médecine. Louis Pasteur (1822-1895), souhaitant endiguer un mal du XIXe siècle, celui de la brucellose, fut le premier à affirmer que les maladies infectieuses étaient causées par des microbes (essor de la microbiologie) et que le développement de ces maladies pouvait être endigué par des mesures prophylactiques. L’hygiénisme naquit et avec lui de nouvelles pratiques et des avancées techniques telles que la pasteurisation des aliments. Nous lui devons donc le déclin des maladies infectieuses, la connaissance des mécanismes mis en œuvre dans la fermentation anaérobie mais également la mise en abîmes des microflores utiles. En effet, à travers la pasteurisation, Pasteur développa un procédé qui permit d’assainir le lait, en vue de sa conservation, sans distinction entre les bonnes et les mauvaises flores. Les mesures prophylactiques, héritières des travaux de Pasteur, entraînèrent, l’appauvrissement du lait cru en microflores sauvages au point que les producteurs de fromage doivent dorénavant ensemencer leur lait de microflores artificielles. Espérons que cette prise de conscience des effets néfastes des mesures sanitaires sur la diversité microfloristique et la diversité génétique (cf. souches incapables de se reproduire ; avertissement du CNRS datant du 10/01/2024) n’intervient pas trop tardivement ! Espérons que nous ne sommes pas arrivés à un point de bascule et que nous n’avons pas déclenché un véritable « holocauste invisible de la micro-diversité » à force de prophylaxie, d’eugénisme et de consanguinité.
L’Homme VS la Nature : antinomie et anthropocentrisme.
Comment expliquer ce drame invisible qui se joue ? Pour le comprendre, il faut remonter l’Histoire de la connaissance. Depuis l’Antiquité, le raisonnement philosophique, ontologique et scientifique est basé sur un biais cognitif, celui de l’anthropocentrisme. Pour paraphraser Descartes, l’Etre humain se croit « maître(s) et possesseur(s) de la Nature » (Descartes, 1637) et désire par dessus tout de se débarrasser de toute imprévisibilité, de toute incertitude qui le renverrait au chaos, au vide, à l’insécurité ressentie dans sa prime-enfance (Freud, 1920). Le besoin de contrôle lui donne alors un sentiment de Toute-puissance sur la Nature car il est en mesure d’anticiper les événements et de les dominer. Quelques soient les domaines de la connaissance, l’Homme, qu’il soit de science, de foi, politique ou simple citoyen appréhende son environnement à travers un double mouvement, celui du recentrage/projection, qui consiste à projeter en l’Autre, qu’il soit matériel/immatériel, naturel/artificiel, animal/végétal, vivant/non vivant, visible/invisible, animé/inanimé des caractéristiques humaines vécues dans son for intérieur. Cette tendance spontanée nous viendrait, selon Philippe Le Doze (2024), d’un mécanisme archaïque hérité du Néolithique. Selon ce chercheur, « à une période où la césure entre les humains et les autres animaux était bien moins marquée qu’aujourd’hui, que la reconnaissance d’intériorités proches (avec, en partage, une intelligence, des émotions, des sentiments, un intérêt à vivre, etc.) » (ibid, 2024), l’anthropocentrisme a permis de mieux comprendre son intériorité, celles d’autres espèces pour mieux prévoir et anticiper leurs réactions. Les mouvements modernes écologiques, antispécistes ne font pas figure d’exception puisqu’ils empruntent les mêmes mécanismes intellectuels et le même biais. Selon ces mouvances, l’Homme s’attribue un devoir de protection de la Nature, des autres Etres vivants le plaçant au-dessus des autres espèces. Or, il faut se le dire, la Terre et ses Etres vivants subsisteront en notre absence. Pire encore, les défenseurs de ces théories se fourvoient en affirmant que l’Homme et l’animal sont indifférenciés et qu’ils appartiennent au même ordre, justifiant ainsi un rapport d’égalité entre les espèces (ce qui n’est pas le cas puisque les militants antispécistes s’attribuent une mission d’intérêt général : celui de protéger les autres espèces). Dans les faits, les militants Végans qui se revendiquent de l’antispécisme, arguent que seuls les Hommes sont par définition susceptibles d’adopter des comportements contre-naturels. Or, aucun carnivore ou omnivore ne se prive de manger de la viande quand cette nourriture se présente. À refuser de consommer de la viande ou des produits laitiers par vanité et non par nécessité, l’Homme se place dans une posture de supériorité puisque n’appartenant plus à la chaîne alimentaire sous prétexte qu’il est en mesure de faire preuve d’empathie ou de sympathie à l’égard des animaux. C’est donc affirmer une « différence de nature au profit de l’Homme » pour reprendre les mots de Raphaël Enthoven (2016). C’est donc marquer une supériorité entre l’animal et l’Homme puisque ce dernier pourrait s’affranchir des déterminations naturelles. Les thèses antispécistes ou véganes sont donc des thèses anthropocentriques qui s’inscrivent hautement dans le paradigme majoritaire : l’Homme est « maître(s) et possesseur(s) de la nature ». N’était-ce donc pas une manière détournée de projeter sur la matière vivante notre peur de notre propre finitude ? Or, à trop vouloir déjouer la mort, nous détourner de cette finitude existentielle, ou à projeter celle d’autres espèces par anthropocentrisme, nous empruntons des chemins contre-naturels. Disons-le franchement, oui, l’Homme, de part sa position hiérarchique dans la chaîne alimentaire et dans l’ordre naturel, est supérieur à toute chose. Ce n’est pas un « blasphème anthropologique » (Montaigne, 1580) que de le dire. Sa position doit être respectée, mais sa place si particulière l’oblige à ne pas outrepasser ses limites, ni se faire plus grand ni plus fort qu’il est, par éthique. En effet, en tant qu’omnivore, nous sommes dépendants et interconnectés aux autres espèces. La disparition d’une espèce entraîne inexorablement des conséquences sur l’entreprise humaine. Prenons l’exemple de notre microbiote intestinal. Il est constitué de micro-flores qui nous proviennent de notre environnement et nous aident, par symbiose, à digérer et à nous procurer des nutriments non synthétisables naturellement par notre organisme. Ce microbiote intestinal nous protège en entretenant des liens étroits avec notre système immunitaire (Salesse, 2022). Or, à trop vouloir assainir notre environnement par excès d’hygiénisme, nous appauvrissons la diversité microfloristique. Notre système immun, insuffisamment stimulé, se protège moins bien et d’anciennes maladies refont surface. Il est donc impérieux de trouver un équilibre entre notre désir de prolonger la vie et le respect de la finitude naturelle de toutes choses. Cet équilibre ne peut se faire qu’en changeant nos paradigmes, nos modes de pensées, en les hybridant et en devenant des Centaures pour reprendre les mots de Gabrielle Halpern (2024).
Une société trop aseptisée ? Le bon, la brute et le truand.
Notre rapport au lait cru est assez révélateur de notre rapport au monde. Par nature indomptable, incontrôlable, imprévisible, il a été mis sur la touche dès le milieu du XXe siècle sous prétexte qu’il pouvait contenir en lui une flore indésirable ou nocive. Or, ce n’est pas le lait cru qui nous rend malade mais bien des pathogènes. Il suffit de lire des articles de TIAC ou de se rendre sur le site alerte.conso.gouv.fr pour observer ce biais d’attribution. La mention « lait cru » est mentionnée dès qu’un rappel Conso est émis à propos d’un fromage au lait cru alors que la mention « lait pasteurisé » ne l’est pas quand le rappel concerne un fromage au lait pasteurisé. Pire encore, le Ministère de la Santé recommande la consommation exclusive de lait pasteurisé, hormis les Pâtes Pressées Cuites, pour les enfants de moins de 5 ans. Comment expliquer cette herméneutique trompeuse ? Une histoire de responsabilité juridique et légale qui consiste à dire « nous avons tout mis en œuvre pour protéger le consommateur » alors que la pasteurisation ne garantie une aseptisation qu’à la sortie du pasteurisateur et non sur toute la chaîne de production, d’affinage, de distribution ou chez le consommateur final (post-contamination). C’est pourquoi, les laiteries, les industriels et le ministère de la Santé mettent en place des parapluies juridiques pour diluer leur responsabilité ou minimiser les pertes financières en cas de rappel produit. Sous ces conditions, comment expliquer cette méfiance à l’égard du lait cru alors que le risque sanitaire existe également sur des fromages au lait pasteurisé ? Comme dit plus haut, le lait cru est par définition indomptable. Or, l’Homme depuis la nuit des Temps progresse scientifiquement avec le culte de la cohérence, de la régularité, de l’homogénéité, de la standardisation, de la rationalité, du conformisme ; il rejette en bloc la singularité, la diversité, l’altérité et la contradiction et la dissonance. En somme, son anthropocentrisme lui impose une certaine rigidité psychique. C’est en tout cas la thèse défendue par la philosophe Gabrielle Halpern (2024). Cette vision anthropocentrée s’explique à travers le raisonnement et la méthode analytique qui consiste à épurer, diviser le Réel en petites parties homogènes, puis ranger, étiqueter, catégoriser la connaissance sous des paradigmes, concepts alors même que la Réalité est bien plus vaste et complexe. C’est parce que « nous raisonnons au lieu de penser que la Réalité n’a aucun sens » et que l’Etre humain laisse « s’échapper ce qui ne peut pas l’être ». En d’autres termes, l’Homme, dans son rejet de la dissonance cognitive et sa lutte permanente contre l’indomptable, refuse de voir ce qui n’est pas en mesure de cartographier car jugé irrationnel. C’est ainsi que le lait cru se retrouve sur le banc des accusés, parfois condamné sans procès et blâmé des pires maux par des Etres sensibles et doués de raison qui refusent de voir la complexité du monde dans une pulsion d’homogénéité et de standardisation. Pour ne pas paraître dissonant, l’OMS, et par extension la chaire de médecine et le ministère de la Santé français, préfèrent émettre une contrindication médicale concernant le lait cru pour des enfants de moins de 5 ans alors que l’étude transversale Pasture menée sur une cohorte de 1000 enfants français suivis de 1990 à 2000 puis sur une cohorte de 1000 enfants européens (Allemagne, Allemagne, Autriche, Finlande et Suisse) suivis de 2002 à 2022 a démontré que la consommation de lait cru diminuait de moitié la manifestation de réactions allergiques et jouait un rôle non négligeable de protection contre les infections respiratoires de la petite enfance et les rhinites ou les dermatites atopiques respectivement à 6 et 2 ans. Ces conclusions, donnant lieu à plus de 105 articles scientifiques, attribuent les effets bénéfiques du lait cru à l’exposition dès le plus jeune âge à des flores exogènes renforçant le système immunitaire et le système digestif (microbiote intestinal) des jeunes enfants mais aussi à la consommation de macronutriments ou de minéraux tels que les protéines solubles (lactosérum), les acides gras en Oméga-3, les acides gras à chaîne courte, les acétates ou les propionates (effets anti-inflammatoires) détruits par les traitements thermiques (pasteurisation entraîne ipso facto la destruction thermique des microorganismes et la modification physico-chimique du lait). Autrement dit, sur une balance risque-bénéfice, la consommation de lait cru serait davantage bénéfique pour les jeunes enfants que le risque de contamination d’autant que le lait cru se protège naturellement contre les agents pathogènes (terrain occupé par de bonnes flores laissant peu de place aux mauvaises flores pour se développer - concurrence microbactérienne). Comment expliquer que ces études européennes n’aient pas autant de visibilité auprès des pouvoirs publics ou auprès des médecins ou pédiatres ? La quête vaine de cohérence et l’effroi de la judiciarisation en cas de TIAC avéré. Le ministère de la Santé, par mesure de précaution, préfère donc émettre un avis négatif plutôt que de dire que le lait cru est bénéfique tout autant qu’il expose à des risques sanitaires. Il préfère donc mettre en sourdine les risques encourus par la consommation de fromages au lait pasteurisé et émettre des préconisations, voire des interdictions dans les cantines scolaires, sur le lait cru sous couvert de Santé Publique.
L’hybridation des connaissances dans un monde complexe : réflexion et point de vue militant.
Je suis moi-même soumis à cette quête naturelle de cohérence. En rédigeant cet article, j’ai fait le choix de mettre en lumière certains faits historiques et de taire d’autre, par militantisme et pour être audible ; j’ai réduit le Réalité pour la faire correspondre à mes valeurs, à mes principes alors même que l’Histoire fromagère est bien plus complexe. Ma vision est de gré ou de force anthropocentrique, au même titre que les chercheurs ou les écrivains, car pour reprendre la formule de Gabrielle Halpern : je suis = je possède = je suis comme = j’appartiens à. Ma vision du monde est donc limitée par des biais cognitifs qui relèvent du traitement des informations par l’esprit humain : j’identifie des informations, je créé des ponts avec des données plus anciennes ou annexes par associations d’idées, je trie ces informations et les range dans des tiroirs eux-mêmes classés dans des armoires intérieures, enfin j’évacue toute information qui ne trouve pas sa place dans cette arborescence. Avoir conscience de ses limites intellectuelles, c’est faire preuve d’honnêteté, d’humilité et ne pas se fourvoyer face à l’immensité du Réel. Pour paraphraser Cesare Paverse « L’imagination humaine est immensément plus pauvre que la réalité » (1952). Toutefois, la curiosité intellectuelle, la perméabilité à l’alterité, la spontanéité, le décentrage intellectuel, l’acceptation de la dissonance rend possible la combinaison des différences par association du dissemblable, l’hybridation des idées et la créativité, qui dans un monde complexe (Morin, 2005) deviendra assurément notre planche de Salut.
La Nature, la modernité nous lancent des défis ; à nous de les relever « pour que rien ne change » (Orsenna & Denormandie, 2024). Laissons le temps aux agriculteurs d’inventer de nouvelles pratiques pour répondre aux exigences écologiques, d’innover pour répondre aux attentes des consommateurs en ce qui concerne l’écologie, le bien-être animal, l’utilisation de produits phytosanitaires, d’engrais ou de pesticides, la gestion de l’eau, l’installation de haies végétalisées, encourageons-les sans jeter l’opprobre sur ceux qui n’appliquent pas encore ces nouvelles pratiques pour permettre à la Nature de se régénérer et de rebâtir son écosystème. Soyons fier d’eux et des exploits qu’ils accomplissent chaque jour pour nous nourrir et ne les oppressons pas. Certes, l’agriculture de demain ne sera pas la même que celle d’hier, elle doit se réinventer, s’hybrider au regard des défis climatiques et éthiques qu’attendent nos agriculteurs. L’hybridation ne peut se réaliser qu’en associant chercheur, notamment de l’INRAE, avec nos agriculteurs et en formant de nouvelles générations. Le temps de la recherche et de la créativité est long et coûteux. Il ne pourra se faire qu’ainsi et ce n’est pas en imposant des normes européennes ou françaises drastiques que nous y parviendrons. Les normes ont le mérite d’agir rapidement mais le démérite d’écœurer nos agriculteurs. En l’espace de 10 ans, 100 000 exploitations agricoles ont disparu (-20%), 48 000 exploitations laitières (-37,14%) faute de repreneur (bien que nous puissions pas attribuer le non-renouvellement générationnel exclusivement aux normes qui pèsent sur les agriculteurs et éleveurs, l’analyse des revendications paysannes montre que cette plainte est centrale). « Si mon fils me dit un jour la ferme : je lui dirai non ! Je souhaite autre chose pour lui ! Trop de régles à respecter pour au final rien ! C’est un cadeau empoisonné ! » (Jean, 54 ans).
En tant que consommateur, nous avons un devoir républicain, acceptons de payer le prix juste des denrées alimentaires, exigeons des clauses miroirs sur les denrées provenant d’autres pays et requérons l’application immédiate de la loi EGalim 1 et 2 dans nos grandes surfaces. Nous ne pouvons pas demander à nos agriculteurs de monter en gamme, de respecter des normes environnementales et sanitaires toujours plus exigeantes, de mieux prendre soin de leurs animaux, de lutter contre le réchauffement climatique et, en même temps, exiger qu’ils produisent pour moins cher, accepter une concurrence déloyale dans nos supermarchés et accepter que les intermédiaires (industriels et grandes surfaces) se gargarisent des périodes d’inflation pour augmenter leurs marges sur le dos des consommateurs et des producteurs. Arrêtons de tirer sur l’ambulance car, en leur absence, contraints de toujours nous alimenter, nous serons :
soit forcés de consommer des produits venus d’ailleurs (notamment des pays qui produisent à outrance et sans vergogne des matières premières génétiquement modifiées, pulvérisées de produits phytosanitaires, d’engrais sans se préoccuper de la régénérescence des terres ou du bien-être animal)
soit obligés de consommer des produits ultratransformés enrichis d’arômes et d’additifs
soit astreints de consommer des produits désincarnés élaborés en laboratoire à partir de cellules souches nourries par des hormones de croissance pourtant interdites sur dans les aliments d’origine animale
A trop « voir la paille qui est dans l’œil de (nos) frères, on cesse de voir la poutre qui est » dans le nôtre (Évangile selon Matthieu, Chapitre 7, Versets 3-5).
Cet article a été rédigé après la lecture de 4 livres qui ont nourri et alimenté ma réflexion. Merci aux auteurs. Espérant avoir été fidèle à leur pensée.
Orsenna, E. & Denormandie, J. (2024) Nourrir sans dévaster : Petit précis de mondialisation. Paris : Flammarion.
Halpern, G. (2024). Tous Centaure : Éloge de l’hybridation. Peronnas : Le Pommier.
Salesse, R. (2022). Le cerveau cuisinier : Petites leçons de neurogastronomie. Versailles : Éditions Quae.
Froc, J. (2006). Balade au pays des fromages : Les traditions fromagères en France. Versailles : Éditions Quae.
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