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Marie Harel

Une série d'articles sur le Camembert de Normandie AOP ... il m'était impossible de ne pas évoquer les légendes qui entourent Marie Harel (1761-1844), normande et fermière du village de Camembert dans l'Orne (61). En effet, selon la mythologie fromagère, Marie Harel, née Marie-Catherine Fontaine-Legendre à Crouttes, mariée à un laboureur Jacques Harel de Roiville aurait créé le Camembert de Normandie AOP, recette qu'elle aurait héritée d'un abbé bénédictin réfractaire, Charles-Jean Bonvoust.


Pendant les heures sombres de la Révolution française, plus précisément durant les purges des Hommes d'église opposés à la Constitution civile du clergé, Charles-Jean Bonvoust trouva refuge au manoir de Beaumoncel entre 1791 et 1797. En ces lieux, il fit la rencontre et sympathisa avec Marie Harel, qui exploitait le manoir pour le compte de M. Perrier. L'abbé, reconnaissant de l'avoir dissimulé aux yeux des jacobins, lui aurait confié les secrets de fabrication du Brie qu'elle reproduisit dans des moules à portée de main : des moules à Livarot. Le succès venant, Marie Harel perfectionna peu-à-peu la fabrication fromagère et vendit ses fromages à Vimoutiers puis sur le marché d'Argentan. Puis, elle transmit les secrets de fabrication à ses descendants :

  • Marie Paynel (1787-1855) de Roiville mariée à Augustin Thomas Paynel, cultivateur à Champosoult, continuèrent la fabrication du Camembert et les vendirent sur les marchés de Caen et de Lisieux. Marie Paynel reçut des encouragements et des récompenses pour ses fromages originaux

  • Victor Paynel de Champosoult reprit le flambeau de l'exploitation familiale et eut l'heureuse idée d'offrir sa production à l'Empereur Napoléon 3 lorsqu'il passa à Surdon pour l'inauguration de la ligne de chemin de fer. Appréciant ce fromage, l'Empereur remercia Victor Paynel qui devint « Fournisseur de Sa Majesté » aux Tuileries.

Par la suite, c'est par les petits-enfants que la légende naquit.

Un récit imaginaire basé sur des faits historiques :

Ce récit n'est pas plus qu'un récit imaginaire, une construction mythique rédigée autour d'un personnage emblématique : celui de Marie Harel. En effet, Thomas Corneille mentionne dès 1708 dans son dictionnaire géographique un fromage originaire du village de Camembert et vendu à Vimoutiers. Ce fromage se situerait à à mi-chemin entre un Pont-l’Evêque AOP (recharge de caillé) et un Livarot AOP (moules employés). Toutefois, nous pouvons supposer que le mérite de Marie Harel est d'avoir recouru à une nouvelle flore de surface, inédite sur le territoire : le Penicillium camembertii. Là encore, le chercheur de l'INRA, Daniel Lecomte, nous explique que Charles-Jean Bonvoust aurait voyagé d'abbaye en abbaye, dont celle de l'Abbaye de Préaux rattachée à la Chapelle Sainte-Radegonde de Neufchâtel-en-Bray, administrée par Monseigneur Auger de Brie et Monseigneur Félix de Brie, où il reçut les secrets de fabrication du Neufchâtel AOP. Ce serait donc une erreur d'adressage de nom et de proxémie technologique avec le Brie de Meaux AOP qui fit penser aux anciens que le Camembert trouvait son origine en Brie alors qu'en réalité ses origines étaient plus proches et moins insolites.


Au-delà de la construction mythique, ce récit est avant tout une manière pour les descendants de Marie Harel de revendiquer l'héritage patrimonial et gastronomique de ce fromage. La dynastie Paynel a su exploiter ce récit mythique comme on conduirait aujourd'hui une campagne publicitaire. Il n'en reste pas moins que Marie Harel a bien produit des Camembert selon un savoir-faire local hérité. Son principal mérite fut d'avoir été à l'origine d'une dynastie de fromages qui ont porté ce fromage à une notoriété nationale puis internationale. C'est pour lui reconnaître ce mérite que les vimonastériens ont érigé une stèle et une statue au centre de leur village.


Nonobstant, le récit de Marie Harel ne constitue pas un mythe au sens sociologique et philosophique du terme. Il emprunte certes des schémas de mystification mais ne répond pas aux épreuves d'intemporalité et d'exégèse du mythe. En outre, ce récit « ne régit pas la connaissance de la réalité » mais « elle donne une réalité à la connaissance » (Moscovici, 1995)

Les contraintes expliquent l'évolution de ce fromage

Comme nous venons le voir, le Camembert de Normandie AOP est le fruit d'évolutions techniques au grès du temps qui basculeront les pratiques de fabrication du Livarot et constitueront l'acte de naissance d'un pré-camembert aux caractéristiques organoleptiques tant convoitées.


Rapidement, revenons à la seconde moitié du 19ème siècle, période durant laquelle le camembert était encore un petit livarot, technologie mixte à dominante enzymatique ancrée historiquement en Basse-Normandie. Il nécessitait 2 litres de lait entier souvent moulé en blocs de caillé, égoutté naturellement et affiné durant plusieurs semaines. Or, sous l'effet de la demande grandissante, la fabrication du camembert entraina inexorablement une « guerre du lait », tant cette matière était recherchée et prisée. Pour remédier aux besoins grandissants de la population, de plus en plus éloignée du lieu de production, les producteurs se constituèrent en laiterie et le lait était acheminé à cheval du lieu de collecte vers le point de transformation. Cependant, dès que la collecte oblige à parcourir de grandes distances journalières pour acheminer la matière nécessaire à la fabrication, le lait, sous l'effet de l'acidification naturelle bactérienne, change de nature au point de s'apparenter à un « yaourt ». Ainsi, naquit le pré-camembert, de technologie mixte à dominante lactique, ressemblant davantage à une sorte d'Epoisses : l'acidification précède l'égouttage et le caillé se désacidifie progressivement sous l'action protéolytique et lipolytique des flores fongiques au point d'atteindre un pH basique favorable au développement du ferment du rouge. Le pré-camembert, initialement apparenté à la technologie Livarot (pâte molle à croûte lavée, type présure), tendit vers une technologie mixte à dominante lactique.


Ensuite, à mesure d'une demande toujours plus importante, le temps passé dans les caves ventilées s'amenuisa. Le ferment du rouge disparut par manque de temps pour se développer et laissa place à la moisissure originelle des Camemberts modernes, identique à celle présente sur les Neufchâtels : du Penicillium camembertii, autrefois nommé aussi Penicillium album. Cette moisissure, typique de Normandie, était décrite dans les traités de laiterie du Professeur Pouriau comme d'apparition tardive et recouvrant les fromages d'une couche laineuse qui, après plusieurs jours, laissée des tâches bleuâtres à noirâtres sur le fromage. Or, dès la fin du 19ème siècle, avec les apports des travaux de Mazé et Duclaux, les souches de Penicillium caseicolum supplantèrent le Penicillium camembertii. En effet, les souches de Penicillium caseicolum donnaient des fromages plus blancs, plus doux et moins coulants, en somme davantage collés aux attentes des consommateurs parisiens.


Puis, la démocratisation des véhicules motorisés changea de nouveau le process de production car le temps de prématuration du lait fut à nouveau réduit. Le Camembert de Normandie redevint un fromage mixte à dominante présure (acidification faible, coagulation enzymatique puis acidification durant la phase d'égouttage).


Le changement majeur suivant provint de l'arrivée du train à Flers en Normandie en 1867. Le fromage conquit enfin le marché parisien. Toutefois, du fait de l'"affinage SNCF", il parvenait aux assiettes des consommateurs parisiens avec un affinage d'1 semaine supplémentaire. Cela peut paraître dérisoire à l'échelle humaine mais, à l'échelle fromagère, avec des trains non réfrigérés, cette donnée technique a toute son importance. En effet, les consommateurs parisiens furent accoutumés à consommer des Camembert de Normandie AOP affinés à coeur tandis que les locaux consommaient généralement des Camembert de Normandie AOP encore crayeux. Ces dissemblances de consommation peuvent encore s'observer en Normandie VS partout ailleurs. L'ouverture de la ligne de train fut accompagnée du conditionnement en boîte de bois du caractéristique du Camembert de Normandie AOP. En 1890, Alphonse Rousset, négociant havrais, eut l'idée d'emballer les Camembert de Normandie dans des boites en bois d'épicéa pour faciliter le transport du fromage vers le marché extérieur. Eugène Ridel et Georges Leroy développèrent des boites en bois à partir de bois de peuplier local "cloués et agrafés". Leurs entreprises respectives eurent un essor considérable, si bien que leur nom fut associé à la renommée grandissante du fromage et toujours cités aujourd'hui.


Enfin, le 22 décembre 1917, durant la Première Guerre mondiale, le Syndicat des Fabricants de Camembert de Normandie decida de participer à l'effort national de guerre en approvisionnant les rations des poilus d'une portion de Camembert de Normandie AOP. Cette initiative consistant à assurer la pitance quotidienne de deux millions de poilus promut ce fromage à une échelle nationale et constitua un démarche marketing payante car le Camembert de Normandie passa du statut de fromage confidentiel au statut d'emblème national. Au fond des tranchées, les Poilus venus de tout horizon découvrirent alors ce fromage onctueux et odorant qu'ils dégustèrent lors de leur casse-croûte quotidien avec du pain. Lors des combats journaliers, ce fromage leur rappela ce pour quoi ils combattaient ; comme l'écrivît Pierre Boisard (2007), « le goût âpre et la consistance molle évoquant pour les soldats à la fois la rudesse et la douceur du pays, la vigueur et la sensualité des femmes qui les attendaient ». Lors de l'Armistice de 1918, les survivants des horreurs de guerre regagnèrent leur campagne avec une image positive de ce fromage réconfortant. La campagne marketing du SFCN fut gagnée tant sur le versant économique que symbolique : c'est ainsi que le Camembert de Normandie conquit la France et s'attira par là-même toutes les convoitises. De nombreux ersatz naquirent et dépouillèrent le véritable Camembert de Normandie de son âme.


Malgré la reconnaissance AOC de 1983 et AOP de 1996, le Camembert continuera à être dépouillé de son essence originelle ; ce pillage patrimonial prendra fin en 2022. Aujourd'hui, seul le Camembert de Normandie AOP peut revendiquer une antériorité historique et un savoir-faire local et traditionnel. La dénomination « fabriqué en Normandie » constitue depuis la condamnation de la société Lactalis du 22 juillet 2022 une évocation répréhensible et une tromperie du consommateur.

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