Beaucoup disent que le Saint-Marcellin IGP serait le fromage le plus lyonnais et le Saint-Félicien le moins…beaucoup estiment que le patronyme Saint-Félicien ferait référence au village ardéchois situé dans le Vivarais…beaucoup de personnes se trompent et pour cause…
Le Saint-Félicien est un fromage d’invention récente. Nous devons sa création à Marius Bouchet, industriel fromager de Villeurbanne, qui eut l’idée un jour de pasteuriser du lait à très haute température, avant de confectionner un fromage lactique, de le mélanger sûrement avec de la crème invendue et de laisser les flores fongiques se développer à sa surface. Satisfait du résultat, il l’aurait commercialisé et protégé en déposant la marque le 6 novembre 1956 (dépôt de marque n°30269) auprès de notables lyonnais spécialisés sur les questions liées à la propriété intellectuelle. Seulement, pour qu’il y ait une marque, il fallut baptiser cette création. C'est ainsi qu'il nomma ce fromage du nom de sa mère, Félicie, ou de son oncle, Félicien, sans référence aucune au village éponyme. Pour ce qu'il est de l'apostrophe divine, c'était, selon son auteur, une astuce marketing visant à optimiser les ventes de ce nouveau produit.
En 1958, Antoine Fuster racheta la fromagerie Mon printemps de Marius Bouchet et devint PDG de la société « Ets Fuster & cie ». La fromagerie était localisée au 59-61 rue du Doyen Caillemer à Villeurbanne (ancienne rue située au cœur du quartier Charpennes approximativement près des Terrasses du Parc). Fort de ses compétences en marketing, Antoine Fuster développa la fromagerie et fit connaître le Saint-Félicien au-delà des frontières du bassin lyonnais à coup de publicités. Cette notoriété gagnée se traduisit par un accroissement des ventes. Véritable best-seller de la fromagerie, représentant 70-80% de la production, Antoine Fuster fut contraint de déménager la fromagerie à Vaulx-en-Velin et de renouveler la marque « Saint-Félicien » le 14 octobre 1971 (dépôt n°38498).
Entre temps, malgré des mesures contraignantes de protection contre la copie, une seconde marque fut déposée en février 1963 par Ferdinand Brun, alors président des industriels laitiers de l’Isère et PDG de la plus grande laiterie installée dans le bassin de Saint-Marcellin, sous le nom de « Le Saint-Félicien » (n° 10955). Il s’agira de la première trace écrite d’un Saint-Félicien laitier d’Isère et du début d’une bataille juridique entre un Goliath de l’industrie laitière et un David lyonnais pour faire reconnaître l’antériorité de l’une ou l’autre marque.
A la fin des années 1970, la dynamique autour du Saint-Félicien, la proximité technologique entre le Saint-Marcellin et le Saint-Félicien (même lait, même méthode de fabrication, même flore de surface) et le flou juridique autour de la marque attisa les convoitises des producteurs de Saint-Marcellin qui pouvaient par ce média accéder au marché lyonnais. D’autre part, les politiques urbaines de désindustrialisation du centre-ville lyonnais au profit de la périphérie et les normes hygiénistes de plus en plus drastiques eurent la peau de l’entreprise d’Antoine Fuster et d’autres fromageries lyonnaises implantées intra-muros. Ainsi, le marché s’ouvrit aux laiteries iséroises et drômoises, mais également aux fromageries dauphinoises spécialisées sur la fabrication de fromages lactiques de petit format à croûte fleurie. Pour ce qui est de l’entreprise de Fuster, elle fut rachetée dans les années 1990 par Alain Cellerier sous l’enseigne « les fromagers de Lyon ».
Par la production de masse et le réseau national des laitiers, le Saint-Félicien conquit progressivement le territoire national et gagna en popularité. Au point qu’en 2006, une demande de reconnaissance Label Rouge fut déposée sans toutefois être exploitée par les fabricants. Dans quelques mois, un nouveau chapitre s’ouvre puisque les producteurs de Saint-Félicien organisés en ODG déposeront une demande d’IGP qui sera examinée dès septembre 2023. Souhaitons-lui une belle réussite.
Au-delà des mythes, légendes et fables fromagères que nous pouvons lire ici ou là sur Internet disant entre autres que le Saint-Félicien serait né en Ardèche, dans le Vivarais ou près de Lamastre, ce fromage est le plus lyonnais des fromages, le dernier représentant d’une génération de fromages avec le Régal sans-souci, l’Arôme de Lyon et la Cervelle de Canut, et reliquat des anciennes laiteries du bassin lyonnais.
Ce texte a été rédigé avec l’aimable autorisation de l’ODG du Saint-Félicien et de François Ballouhey qui m’ont fourni les documents historiques ayant permis à l’étayage des faits historiques.
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