Nous venons de voir que la notion de terroir se rapporte à un concept polysémique, abstrait, intraduisible, difficile à définir et à délimiter et pourtant si souvent usité de part sa force marketing, sa portée symbolique et marchande et son aspect concis et frappant. Pour autant, bien que ce terme soit si largement diffusé et usité, nous sommes bien loin d'avoir percé tous les facteurs et les mystères qui l'entourent. Nous esquisserons ici l'ensemble des facteurs connus pouvant avoir un impact sur la typicité finale d'un produit laitier et/ou sur la qualité fromagère du lait.
Pour ce faire, nous envisagerons le terroir telle une galaxie dans laquelle gravite une multitude de facteurs indexés d'une côte d'impact. Afin de dessiner les pourtours de cette galaxie, empruntons aux mathématiciens un plan à 3 dimensions. Ce plan est constitué d'un espace découpé en trois axes qui forment un plan dans lequel chacun des axes permet de fournir les coordonnées géométriques d'un point figuré dans cet espace. Les trois axes sont l'axe des abscisses, l'axe des ordonnées et l'axe de côte. Le point de rencontre des trois axes est gradué 0 et nommé point d'origine. Ce plan nous aidera à mieux se représenter les facteurs qui entrent en jeu dans la notion de terroir.
Le premier axe, l'axe des abscisses, que nous nommerons l'axe des facteurs "environnementaux" est composé de l'ensemble des facteurs en lien avec le milieu terrestre sur lequel nous évoluons et ses contraintes. Parmi les facteurs principaux citons :
La géologie des sols comme la nature des minéraux, variété des roches, caractéristiques des roches et minéraux, acidité des sols, régimes hydriques, thermiques et optiques des sols, pénétration racinaire, nutriments
La topologie en référence à l'inclinaison des sols, au relief et à l'altitude
Des éléments botaniques et zoologiques tels que la flore native, la faune sauvage et la micro-faune)
Des éléments liés aux contraintes climatiques de l'espace au cours d'une saison comme la durée d'ensoleillement et d'exposition lumineuse, la température, l'humidité, l'hydrométrie, l'anémométrie ou l'étude des vents.
Signalons que certains facteurs, tels que les facteurs liés à l'aménagement du territoire, découlent de la restructuration du territoire sous l'action humaine. Nous pouvons, par exemple, citer ici le drainage des sols ayant un impact sur l'implantation de certaines flores dans un espace étranger. Ce qui nous conduit au second axe, qui est un axe dit culturel. En préambule, nous pouvons nous demander ce qu'est la culture ? Est-ce que l'Homme est par nature un homme de culture ou qu'il se détourne de sa nature pour se travestir en homme de culture ? Je vous laisse en compagnie de Jean-Jacques Rousseau, Sartre, Kant et Lévi-Strauss pour discuter de cette question philosophique de haute volée. Toutefois, si vous pensez détenir la réponse, laissez la moi en commentaire (cela m'intéresse) !
Ainsi, le second axe, l'axe des ordonnées, que nous nommerons l'axe des "savoirs" est composé de l'ensemble des facteurs en lien avec la civilisation. En effet, l'Homme à travers son histoire et par son savoir-faire, son savoir-produire, son savoir-évaluer, son savoir-apprécier a cultivé et façonné les éléments naturels, modifiant ainsi leur essence, pour en faire usage. Dans ce cas, l'Homme peut tout aussi bien faire le choix d'intervenir sur les éléments naturels suivant un gradient plus ou moins modeste en fonction de sa philosophie interventionniste ou laissez-faire. Ici, les facteurs font référence :
Aux systèmes techniques d'élevage qui comprennent la conduite du troupeau (démographie du troupeau, état sanitaire des animaux, sédentarisation ou nomadisme), l'alimentation (nature des apports alimentaires, quantité d'apport alimentaire, qualité des herbages et des fourrages, type de conservation des fourrages, nature des aliments supplétifs) et aux méthodes d'élevage (acclimatation, désaisonnement, médecine naturelle pour soigner les animaux ou utilisation de produits pharmaceutiques)
Aux modes d'élevage (élevage intensif, extensif, élevage herbager en plein air, élevage fourrager en ferme, élevage hors-sol ou en stabulation) et pratiques agraires (utilisation de pesticides, de produits phytosanitaires, drainage des sols)
Aux pratiques et conditions de traite puisque nous avons trop tendance à croire que la traite est purement un acte mécanique qui a comme seule vocation la vidange de la zone de stockage de la glande mammaire des animaux. Or, cette vision réductrice nie la participation active de l'animal et sa physiologie. En outre, la qualité et la quantité de lait produit dépend de la volonté de l'animal de "lâcher son lait" après une stimulation
Aux techniques et pratiques laitières et fromagères (usages de traitements thermiques du lait, usage de traitements physiques du lait, schémas de fabrication)
Et enfin à l'inscription de la production dans une communauté, une généalogie et une histoire socio-économique (respect des pratiques séculaires et ancestrales, réputation, reconnaissance, notoriété, labellisation, organisation).
Nous avons vu plus haut que par son action, l'Homme pouvait avoir un impact sur son environnement et l'aménagement de son territoire. Il peut également provoquer du stress chez l'animal ou au contraire le placer dans un état de bien-être. C'est ainsi que nous en arrivons à notre dernier axe.
Le troisième axe, si souvent omis dans les définitions précédentes, l'axe de côte, que nous nommerons l'axe des "vecteurs" inclus l'ensemble des caractéristiques propres aux mammifères herbivores femelles, ruminants et polygastriques (pour vous la péter lors d'un dîner mondain !), capables de fournir du lait. Ces facteurs sont relatifs à :
L'espèce, la race, et plus sensiblement l'individu à travers ses caractéristiques génétiques propres. En effet, la composition du lait en fonction des différentes espèces et races est très variable (teneur en matière grasse, teneur en protéines, présence de minéraux ou de vitamines). De plus, des variables inter-individuelles sont observées, comme chez nous, humains
Les caractéristiques physiologiques de l'animal comme l'âge, le stade de lactation, le cycle de lactation sont impactant puisque, de manière générale, les teneurs du lait en protéines et en matière grasses évoluent de façon inversée à la quantité sécrétée. Autrement dit, et de manière très caricaturale, plus le lait est produit en quantité, plus il est dilué.
L'état sanitaire de l'animal devra être surveillé car les maladies et infections peuvent impactées grandement la quantité de lactose par litre de lait ou la qualité des protéines présentes
En conclusion, pour décrire un terroir, il ne s'agit pas uniquement de décrire un produit, des acteurs et un milieu physique et biologique, mais également un vecteur qui confère au produit une typicité, une originalité, une authenticité. En France, toute une constellation d'éleveurs ont choisi de maintenir des races rustiques et patrimoniales inséparables du terroir qui les ont vu surgir. Comme dit plus haut, les définitions ont tendance à oublier un pan entier de facteurs liés à l'animal. Or, à chaque fois que nous omettons un facteur de cette galaxie, nous oblitérons et masquons une partie de cette cosmologie. En somme, dans notre voie lactée, à chaque traite, à chaque coulée, à chaque production, les opérateurs observent des variations notables sur la qualité et la quantité de lait. Ce métier demande donc force et adaptation puisque le lait est bien plus qu'une boisson, c'est une matière vivante. La structure physico-chimique de cette substance vivante, les caractéristiques micro-biologiques (flore indigène et potentialité évolutive du spectre bactérien), les taux de protéines, lipides, glucides, vitamines et oligo-éléments évoluent au grès du temps suivant les variations naturels et culturels des facteurs cités ci-dessus.
Justement en évoquant le temps, je finirai cet article sur une citation de Herbert George Wells (1959) "Tout corps réel doit s'étendre dans quatre directions. Il doit avoir Longueur, Largeur, Epaisseur et...Durée. Mais par une infirmité naturelle de la chair (...) nous inclinons à négliger ce fait. Il y a en réalité quatre dimensions : trois que nous appelons les trois plans de l'Espace, et une quatrième : le Temps. On tend cependant à établir une distinction factice entre les trois premières dimensions et la dernière, parce qu'il se trouve que nous prenons conscience de ce qui nous entoure que par intermittences, tandis que le temps s'écoule, du passé vers l'avenir, depuis le commencement jusqu'à la fin de votre vie". Ne négligeons donc pas l'impact de la dimension temporelle sur les facteurs laitiers et laissons le temps à la Nature de réaliser son oeuvre.
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